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AL BENSON : LA LEGENDE
par AL BENSON

 

Chapitre 1 : Salted Daddy

SALTED DADDY, père d'AL BENSON, avait hérité de son vieux bluesman de père d'un « jazzy d'or », trophée décerné au meilleur musicien de jazz ou groupe de jazz du moment. Ce trophée avait traversé l'Atlantique et débarqué avec lui sur les plages de Normandie en 1945.

C'était l'époque de la Libération. Libération des peuples, libération des âmes, libération du souffle, surtout pour un trompettiste. The old man blues préféra rester en France libérée, loin d'une Amérique ségrégationniste, néanmoins libératrice, et reprit son métier de musicien de jazz, illuminant toutes les réceptions, arrosant de ses notes tous les cocktails de la capitale.

Sa renommée était telle que les événements privés devenaient publics, les soirées d'entreprises et les manifestations commerciales se transformaient en efficaces officines de vente. On se l'arrachait, même pour les mariages. Sans oublier les concerts où là, il avait rendez-vous avec lui-même, face à sa musique. Sur le tard, après avoir contribué à l'avènement du jazz moderne, il finit par embrayer sur le rhythm n' blues, avec force de sections cuivres, pour une soul musique. Son répertoire étendu et varié inspirait à chacun respect et considération. C'est sa musique que l'on appelle aujourd'hui incentive.

 

Chapitre 2 : A White Jazz Band in a Black World

Il se rappelait. Il avait appelé son premier groupe : « A White Jazz Band in a Black World ». Tout un programme… Parcequ'il y avait des blancs à l'âme noire, des noirs à l'âme blanche, blancs et noirs à l'arme blanche, noirs et blancs à larmes noires, le tout pour des lames de vie, blanches et noires, s'intercalant entre elles comme les touches du piano. Entrelacement de blanc et de noir pour dessiner le vêtement sonore de la pure Authenticité, bouclier capable de permettre à qui le tient de pourfendre le mur de l'infini silence.

Chacun des membres du groupe s'était reconnu en ce nom, chacun selon ses moyens, chacun selon son degré de maîtrise des clés et des voix de la connaissance. La transposition : premiers pas vers l'universalisme ? Comme dans la Cène (nom chrétien du seder), les musiciens sur « cène » partagent les mêmes nourritures . Et pourtant leur attrait ne répond pas aux mêmes désirs de se repaître.

Mais tout de même, cela n'avait pas été si facile.

Au début il s‘était fabriqué autant de cartes de visite que de types d'événements, du genre : l' animation jazz de vos soirées, le groupe de jazz de votre événement, pour votre soirée jazz, ou même musique d'ambiance. Surtout faire savoir qu'ils étaient des musiciens professionnels, de surcroît des professionnels de la scène jazz locale capables de « coller » à l'événement pour lequel ils étaient engagés.

Puis vint rapidement le temps où cela ne fut plus nécessaire tellement sa réputation s'était installée. Les années passèrent (trop vite) et il devint, hélas, un very old man blues.

La relève était assurée en la personne de son fils YuvAl (nom biblique donné au père des musiciens), plus tard circoncis en Al, initié dès son plus jeune âge aux mystères de l'art roy-Al, celui du son (car au début était le verbe, et le verbe, principe créateur, n'est que son et vibration de l'air). Salted Daddy, son père, l'avait mainte et mainte fois offert sur scène au sacrifice rituellique du chorus sur l'autel des serments. Père et fils cheminant de conserve tels deux portées, pour un même concert. L'un s'arrêtera, l'autre continuera, the show must go on. Mais pour l'instant, c'est ensemble qu'ils constituaient un ensemble.

 

Chapitre 3 : L'énigme de Biflat.

En ces temps où les contes et légendes étaient tenus pour vrais, où la magie avait valeur de science, il avait connu des moments très difficiles lors de la disparition de Biflat. Inquiété, cette affaire l'avait dépassé. Non pas sans raisons, certes, mais ses expériences l'avaient conduit au carrefour des mystères. Il en avait même été le jouet.

One nine six two, november 16th : sa porte résonne de coups de pied. Ensommeillé, il imagine que c'est Fred (Astair) qui lui envoie un message codé, un genre de shabada, primaire mais ternaire. Il comprit plus tard que ce n'était que le prélude d'une salza au goût amer.

En effet, à peine avait-il ouvert la porte que trois solides gaillards le triplecrochetèrent. Sans lui laisser le temps de s'accorder, il se retrouva au fond d'une caisse roulante, une à rondes, qui roula, roula et roula encore. Arrivé à destination, les yeux bandés, quelle ne fut pas sa surprise, une fois la vue rendue, de se retrouver au sein du conservatoire, dans une salle qu'il comprit être l'Antre des Maîtres des Tons, le siège du tout puissant Conseil des douze apôtres, dont chacun, par sa capacité à s'augmenter ou à se diminuer, répondait à la règle trinitaire. Biflat lui en avait tellement parlé. Pas plus tard que la veille, dans une envolée pathétique. Presque trois fois trentenaire, Biflat reconnaissait n'avoir plus la force d'être le gardien de ce trésor jadis à lui confié. Par qui ? Nul ne s'en souvenait.

C'était à l'ère du souffle, quand la seule qualité du contenant avait le pouvoir d'attirer le contenu. Le contenu avait alors jugé que seul Biflat était digne de le contenir (c'est la même histoire que celle du monothéisme). Mais telle la vie soucieuse de s'extirper d'un corps vieillissant pour se régénérer, la joie, aux aguets, s'était retranchée dans un camp de mutismes, voilant peu à peu force et beauté. Biflat avait reconnu en YuvAl son successeur, le nouveau dépositaire, et l'avait désigné comme tel aux onze autres Maîtres du Conseil. Comme toujours, il y avait beaucoup d'appelés (prétendants) et peu d'élus. Un seul élu qui par son retranchement total avait fini par laisser assez de place en sa finitude pour y loger un monde nouveau et infini, celui du septième (ciel ?), diminué par la finitude et l'éphémère durée de son contenant.

YuvAl n'en revint pas lui-même lorsque le collège lui demanda de restituer le ton. Il protesta, criant son incapacité. (Tohu-bohu… ). Devant le collège incrédule, il s'essaya…

Le ton fut restitué.

Suivirent alors pauses, demi-pauses, et surtout soupirs, de soulagement. Al s'imposa immédiatement comme le nouveau Maître du Septième diminué, annonciateur d'un nouveau cycle décaphonique, d'un nouveau monde. Et c'est accablé par cette soudaine et lourde responsabilité qu'il se dirigea vers le siège habituellement occupé par Biflat pour y improviser son fameux discours sur les stalagmites.

 

Chapitre 4  : La vallée du degré

Son esprit fut soudain envahi par un flash back tourbillonnant, le laissant muet. SALTED DADDY, son père, lui avait prédit un tel avenir lorsque, petit, il lui avait conté l'histoire de la vallée du degré. Mais comment comprendre cette histoire à l'époque ? Ecoutez-donc…

Au début de l'ère cérébrale, à l'âge de la pierre brute, une couronne de montagnes encerclait le lieu dit "La vallée du degré ". Appellation sans doute due aux roches qui la constituaient, principalement des pierres de grés, ou de forces.

Superbe vallée, qui devait sûrement son origine au combien lent passage d'un énorme bloc d'ignorance. L'analyse géologique l'a prouvé : c'est bien lui qui a marqué le sol de cette - il faut bien le dire - magnifique empreinte. C'est bien dans son lit qu'est né et vit ce petit village.

Comme pour le protéger (ou l'isoler), les montagnes qui l'encerclaient s'élevaient graduellement vers le ciel, semblables aux marches d'un gigantesque escalier. La hauteur relative entre chaque rangée était si élevée qu'il semblait aussi difficile de passer de l'une à l'autre que de passer du village à la première. D'ailleurs, vues d'en bas, on n'apercevait que les deux premiers sommets, et parfois le troisième, si le temps était exceptionnellement clair, mais jamais plus.

Et encore, fallait-il pour cela que l'inclinaison du corps eut permis à l'oeil fixe de les appréhender.
Et encore, fallait-il que cette inclinaison durât quelques secondes, quelques minutes.
Et encore, fallait-il que cet oeil fût en exercice.
Et encore, fallait-il que cet oeil eut été exercé.
Et encore, fallait-il que la vision fût photographiée.
Et encore, fallait-il que la photographie fût fidèle.
Et encore, fallait-il que les informations gravées fussent stockées.
Et encore, fallait-il que le stock ne fût pas périssable
Et encore, fallait-il que le stock fût analysé.
Et encore,fallait-il que l'analyse fût correcte.
Et encore ....................

Oui. Certaines d'entre elles - bien peu - qui avaient pu réunir toutes ces conditions, avaient déjà, au travers de leur course effrénée, entre aperçu ces trois sommets. Elles avaient déjà eu accès à la Vision.

Vision incommunicable, comme un rayon magique, qui avait la faculté d'aspirer tout leur être par leur oeil minuscule et de le re- projeter, brutalement, et mille fois grossi, sur le flanc de la première montagne, ou de la deuxième, selon l'âge.

Vision-sable au travers d'un oeil sablier. Le sable qui traverse le sablier est toujours le même. Une fois en haut, une fois en bas, mais toujours le même.

Et encore, fallait-il que la "pichnette" soit suffisamment puissante pour atteindre au moins les abords du premier sommet.

La "pichnette", tout était dans la "pichnette".

Le coup de pouce du départ, qui permettra de s'élancer, car elles n'étaient vivantes que par leur mouvement. Et seul le Lanceur pouvait donner la pichnette.

Le lanceur, et seulement lui et nul autre, toujours lui et nul autre !

Le lanceur, point central vers lequel elles étaient amenées à toujours revenir, depuis la nuit des temps, et jusqu'à la nuit des temps. Revenir à lui et attendre.

Attendre patiemment et inconsciemment d'être désignée, pour être relancée.

Le lanceur, c'était une énorme main. Elle tombait d'un bras dont la source se perdait à l'infini dans les cieux. Elle pendait à la verticale, sur la place du village. Le bras ne balançait même pas. La main était imposante, légèrement velue, noble, inquiétante, et seuls ses doigts étaient animés.

L'auriculaire et l'annulaire étaient repliés sur la paume, tandis que le majeur et le pouce, se rejoignaient dans un lent mouvement, prêts à claquer pour donner la "pichnette".

L index bien tendu avait auparavant désigné, par une légère rotation sur sa base, celles dont l'oeil était plus grand afin qu'elles se positionnent et reçoivent la pichnette.

Plus l'oeil était grand, plus la pichnette était puissante, et plus elles avaient de chances de franchir une, deux, peut-être trois montagnes, et qui sait combien d'autres ?

Plus elles allaient loin, plus elles revenaient lourdes des alluvions fertiles charriées durant leur périple. Ces riches alluvions tapissaient le flanc des collines et étaient comme électriquement aimantées par elles sur leur passage. N'ayant aucune prise sur leurs froides parois d'acier, elles se logeaient invariablement au creux des paupières, les alourdissant, les dilatant, et les étirant sans cesse. De sorte que, la surface mise à nu de l'oeil ne cessait de croître. Et l'oeil grossissait, grossissait. Il se développait au détriment du reste de leur corps sféérique, au volume, lui, constant.

L'acquis était littéralement en train de dévorer l'inné.

Tel était leur destin : aller toujours plus loin pour revenir avec un oeil toujours plus gros. Et lorsque l'oeil avait atteint la quasi-totalité du corps, le lanceur, leur tour étant revenu, les prenait à pleine main - doux privilège - pour leur révéler l'ultime pichnette, l'élan final.

Se saisissant d'elles, la main appuyait sur les deux bords extérieurs de l'oeil, et par une brusque pression des doigts, l'éjectait brutalement comme un vulgaire noyau de cerise.

Mais pour avoir droit à cette pichnette ultime, il leur fallait impérativement avoir parcouru monts et vaux, car, rappelons-le, de par la fonction de grossissement de l'oeil, plus elles avaient vu, plus elles augmentaient leurs chances d'en voir d'avantage, et plus elles avaient de chances d'être sélectionnées prioritairement par le lanceur.

Et encore, fallait-il ..........

Fallait-il qu'elles aient pu éviter les lanceurs-pièges, qui, de-ci de-là, étaient embusqués aux abords du village.

Tel ce lanceur puissant, véritable bouche-crevasse, au ras du sol, piège buccal difficile à éviter si elles étaient amenées à passer par là. Accueillant tout le monde, goulûment, il les suçait, s'en délectait, pour ensuite les recracher d'un souffle puissant. Parfois même il lui arrivait d'en avaler. La bouche n'était pas constante dans son mouvement et souvent elle donnait de violents coups de mâchoires, broyant, sectionnant celles qui se trouvaient alors.

Il y avait un autre lanceur-piège, derrière la salle des fêtes du village. Sûrement très dangereux. C'était un puits sans fond, dont les lèvres de la margelle se rejoignaient comme celles d'un anus. Au cours de leur descente, certaines d'entre elles étaient amenées à rouler au centre du cratère-margelle et étaient immédiatement renvoyées en l'air par une série de pets saccadés et malodorants.

Oui, il existait, et il ne servirait à rien de vous le cacher. Ce lanceur était dramatiquement piégeur : son souffle n'étant pas assez puissant, rares étaient celles qui pouvaient quitter son centre d'attraction. On a le lanceur qu'on mérite, disaient certaines…

Et encore fallait-il que ........

Non, il ne fallait plus rien d'autre.

Seule la main était le vrai lanceur, car elle seule permettait d'accéder aux montagnes, de dévaler leurs pentes, et ainsi d'accomplir leur destin : nourrir l'oeil jusqu'à la pichnette finale...

 

Chapitre 5 : Stalagmites

 

Reprenant ses esprits, il se souvint qu'il avait tout de même à prononcer son discours.
Discours d'Al Benson devant le Conseil réuni en l'Antre des Maîtres des Tons :

 

Mes cheveux ont absorbé la blancheur de mon âme,
Libérant l'espace d'une immense cavité crânienne,
Véritable trou noir où tout s'engouffrera désormais,
Siège d'une incontrôlable vocation à la dialyse,
Et d'où plus rien ne s' échappera, si ce n'est frelaté.
Car je suis maintenant convié au festin des géants,
Et nul autre met dorénavant n'apaisera ma faim.


Circuit parallèle, moins bien que…, mais mieux que …
Prothèse pour une ascèse,
Ascèse pour une synthèse,
Vers l'inéluctable sainte aise.
Oui je suis convié à ce festin…
Je n'ai revêtu en l'heure que les apprêts de la valetaille
Et me repais des miettes sciemment négligées par les Maîtres.


Des miettes qui, avec ou sans levain, vous estomaquent,
Des miettes pour s'éclater, Des miettes à en crever,
Genre grenouille qui veut devenir plus grosse que le bœuf,
Genre serpent qui déglutit en une fois cent fois son pesant,
Genre qui reçoit un grand coup sur la tronche,
Genre qui l'a pas vu venir, Genre qui s'il avait su…
Donc dialyser, dialyser.
Dis, AL y sait ???
Et les autres,y savent ? Savent-ils que je suis moi-même un trou noir
Invisible au milieu de la foule inconsciente ?
Quiconque m'effleurera sera emporté dans le tourbillon
Animé par sa force centrifuge,
Comme je l'ai été moi-même, lorsque j'ai frôlé l'invisible !


Invisible devenu ombre.
Indivisible devenu nombre.
Visible devenu sombre.
Mélancolique sûrement, mais triste nullement.
La flamme est toujours là,
Forte, très forte encore, plus forte encore.
Grande, très grande, plus grande encore,
Dévorant son corps de cire,
Mon corps de Sire,
Ayant déjà largement entamé le processus de dématérialisation.


Non, je n'étais pas poussière !
J'étais fl'âme,
Dotée un temps d'un corps de cire pour réchauffer la terre,
Dotée un temps d'un corps de miel pour adoucir les peines.
Je suis là maintenant pour rejoindre le monde des flammes,
Là où coulent le lait et le miel.


Toute cette foule qui m'a érigé sur le trône,
Au pays de la solitude,
Et cette table, toute d'émeraude, si hautement dressée.
Le peuple a faim, mais comment prendre place ainsi ?
Viens et mange !
Viens partager le pain noir de la responsabilité solitaire,
De la responsabilité solidaire.
Tu es convié  au festin des justes,
De ceux qui n'osent même pas rêver de répit,
Tellement la tâche est ardue.
De ceux pour qui voir c'est entrevoir.
De ceux pour qui croire c'est pouvoir.
De ceux pour qui avoir c'est devoir.
De ceux qui concluent : merci !

 

A suivre ………